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"Une farouche liberté" Gisèle Halimi


Laurence Sanchez Blog - "Une farouche liberté" Gisèle Halimi

" J’attends que [les femmes] fassent la révolution. Des colères se sont exprimées, des révoltes ont éclaté çà et là, suivies d’avancées pour les droits des femmes. Mais nous sommes encore si loin du compte. Il nous faut une révolution des mœurs, des esprits, des mentalités. Un changement radical dans les rapports humains, fondés depuis des millénaires sur le patriarcat : domination des hommes, soumission des femmes.


Pendant longtemps, la soi-disant incompétence des femmes a servi à justifier leur exclusion des lieux de pouvoir et de responsabilité. Mais c’est terminé. Au moins dans les sociétés occidentales. Les femmes y sont désormais éduquées et brillent dans les études supérieures, davantage même que les hommes.

Et pourtant… Qui pourrait affirmer que nos sociétés sont désormais égalitaires ? Que la question est réglée, que les femmes jouissent d’un statut équivalant à celui des hommes, qu’elles ne sont pas sous-sujets, sous-citoyennes, sous-représentées dans les instances décisionnelles ?


Petite, je m’emportais en criant : « C’est pas juste ! », indignée par les différences de statut et de privilèges entre garçons et filles, y compris au sein de ma famille. Eh bien, « c’est toujours pas juste », quatre-vingts ans plus tard. Cela reste une malédiction de naître fille dans la plupart des pays du monde, à tout le moins un manque de chance, et ce constat m’est douloureux.


Qu’attendent les femmes pour se lever et pour crier « assez ! » ?

Trop d’entre elles consentent à leur oppression. Cela paraît insensé, bien sûr, mais religion et culture se liguent depuis des siècles pour fonder ce consentement mû en complicité. Victimes d’enfermement, elles se laissent leurrer par les fleurs de leur maître, ses hymnes à la fée du logis, ses éloges à la déesse de leur cœur.


Savez-vous ce que Freud lui-même écrivait à Martha, sa fiancée ? « Le destin de la femme doit rester ce qu’il est : dans la jeunesse, celui d’une délicieuse et adorable chose, dans l’âge mûr, celui d’une épouse aimée. » Eh bien voyons !


Balzac était plus cynique : « La femme est une esclave qu’il faut savoir mettre sur un trône. » On ne saurait mieux exprimer le piège tendu aux femmes. Le trône est une prison, elles le découvrent très vite mais s’y résignent, cherchant désespérément à y trouver quelque avantage pour éviter la blessure, sauver l’honneur, sauver leur peau, quitte à entretenir et reproduire le système. Complices, donc. Et c’est terrible.


Ça suffit, la fiction ! Suffit, toute cette propagande véhiculée par les mythes, les rites, les grands classiques du cinéma et de la littérature, et, jusqu’à il y a peu, l’enseignement. C’est elle qui a fait croire que le génie ne pouvait être que masculin puisque l’histoire n’avait retenu que des noms d’hommes parmi les scientifiques et les artistes ayant marqué leur temps. Une honte quand on sait combien de travaux de femmes (en musique, peinture, littérature) ont été gommés ou pillés par leurs maris, frères, compagnons.

Alors, oui, j’ai envie de dire plusieurs choses aux jeunes femmes qui préparent le monde de demain.


D’abord, soyez indépendantes économiquement. C’est une règle de base. La clé de votre indépendance. Comment devenir un être de projets si l’on demeure assujettie au pouvoir d’un « protecteur » ?


Ensuite, soyez égoïstes !


Je choisis ce mot à dessein. Il vous surprend ? Tant pis. Les femmes ont trop souvent le sentiment que leur bien-être doit passer après celui des autres, les parents, les enfants, les compagnons, le cercle professionnel et familial. Elles craignent de s’imposer, d’exiger, de révéler leurs envies ou ambitions, de se mettre clairement en avant. Ce n’est pas qu’elles soient naturellement modestes.


C’est juste que l’histoire leur a dicté cette attitude de réserve, voire de retrait : une femme ne doit pas faire de bruit, ne pas déranger, ne pas se faire remarquer, ne pas avoir l’esprit de compétition, ne pas chercher la gloire.


Pensez enfin à vous.

À ce qui vous plaît. À ce qui vous permettra de vous épanouir, d’être totalement vous-mêmes et d’exister pleinement.


Envoyez balader les conventions, les traditions et le qu’en-dira-t-on. Vous êtes importantes. Devenez prioritaires.


À cela, j’ajoute : refusez l’injonction millénaire de faire à tout prix des enfants. Elle est insupportable et réduit les femmes à un ventre. Dépossédées de tout pouvoir, elles n’ont longtemps eu droit qu’à ce destin : perpétuer l’humanité. La littérature, les conventions sociales, la publicité, les lois en ont créé un stéréotype, que l’on assoit sur un trône, auréolé de son abnégation et de son oubli d’elle-même. On méprise la femme, mais on vénère la mère, dont l’enfant devient l’ornement.

J’ai moi-même enfanté. Par trois fois. Ce n’était ni par conformisme ni par besoin de substitut. Mais par curiosité. Une curiosité féministe : je voulais savoir ce que grossesse et accouchement provoqueraient dans mon corps et dans ma vie de femme. Aurais-je encore envie de lire des nuits entières ? De faire l’amour ? D’écouter de la musique ? Pourrais-je travailler, plaider, interférer avec les autres ? Porter et mettre au monde un enfant me semblait l’ultime expérience de mon destin biologique.


Et puis je l’avoue, je désirais une fille. Chaque fois. De toute mon âme. C’eût été si intéressant ! Quel défi pour une féministe ! Élever une fille dans un monde régi et pensé par les hommes. L’éveiller à ses dons, lui révéler sa force et lui donner confiance. Incarner la femme libre qu’elle aurait été plus tard. Lui offrir en somme tout ce dont Fritna m’avait privée. Fritna que j’adorais et qui ne m’aimait guère. Fritna qui roucoulait : « Mon fils, mon fils ! » mais me refusait toute étreinte et le moindre baiser. Fritna, ma mère, dont j’ai tant quêté le regard et que j’implorais encore, à 60 ans passés : « Pourquoi maman ? Pourquoi tu ne m’as jamais aimée ? »

Eh bien j’affirme que la maternité ne doit pas être l’unique horizon. La maternité n’est ni un devoir ni l’unique moyen d’accomplissement d’une femme. Elle mérite réflexion, considération, sans aucune autocensure : pourquoi faire un enfant ? Sauver le monde ? Se reproduire ? Laisser une trace ? Ce doit être une décision prise en liberté, et en responsabilité, hors pressions bibliques ou conditionnement social.


On ne naît pas féministe, on le devient.


Enfin, n’ayez pas peur de vous dire féministes. C’est un combat valeureux qui n’a jamais versé de sang.


Les féministes de ma génération se sont vaillamment battues. Nous avons arraché une à une des réformes qui profitent à toute la société française : lois sur la contraception, l’avortement, le divorce, reconnaissance du harcèlement sexuel comme un délit et du viol comme un crime, mesures en faveur de la parité politique et de l’égalité professionnelle… Mais il faut une relève à qui tendre le flambeau.


Organisez-vous, mobilisez-vous, soyez solidaires. Pas seulement en écrivant « Moi aussi » (MeToo) sur les réseaux sociaux. C’est sympathique, mais ça ne change pas le monde. Soyez dans la conquête. Gagnez de nouveaux droits sans attendre qu’on vous les « concède ». Désunies, les femmes sont vulnérables.


Ensemble, elles possèdent une force à soulever des montagnes et convertir les hommes à ce mouvement profond. Le plus fascinant de toute l’histoire de l’humanité.


Je ne crois pas en une « nature » féminine pas plus qu’en une « nature » masculine. Mais je suis convaincue que notre expérience de l’injustice, de l’exclusion, de la souffrance nous a conféré une richesse supplémentaire. Je sais que de ces valeurs d’opprimés – courage, endurance, résilience – peut jaillir une formidable créativité.


On ne naît pas féministe, on le devient. "


"Une farouche liberté" Gisèle Halimi


Par Gisèle Halimi avec Annick Cojean

Tiré de Une farouche liberté, éditions Grasset & Fasquelle





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